Le capitalisme est-il compatible avec la RSE ?
En voilà un sujet pas facile, tendancieux, voire même tabou pour certain.es d’entre vous, j’en suis sûr 🙂
Et pourtant, il ne passe pas un jour sans que des personnalités, et pas que dans la mouvance écologiste, pointe du doigt les limites du système capitaliste.
Alors, la question se pose : peut-on transformer notre système économique, sans changer la façon d’organiser la propriété des moyens de production ?
Est-ce que nous pouvons faire face aux innombrables enjeux auxquels nous faisons face, par exemple les 9 limites planétaires dans le seul cadre environnemental, sans questionner le capitalisme ?
C’est l’objet de cet article, qui – vous en serez peut-être surpris – veut proposer des pistes de mise en action concrètes, sans devoir “tout jeter par la fenêtre”.
Bonne lecture 🙂
Le capitalisme, c’est quoi exactement ?
Une définition simple… mais pas simpliste
Avant de se demander si le capitalisme est compatible avec la RSE, encore faut-il savoir de quoi on parle.
Parce que le mot est partout, mais rarement défini clairement !
Alors, le capitalisme, c’est quoi ? Il s’agit d’un système économique fondé sur quelques principes de base :
La propriété privée des moyens de production (les entreprises, les machines, les terres, etc.),
La liberté d’entreprendre, d’échanger, d’investir,
La recherche du profit individuel comme moteur de l’activité économique,
Et le marché comme principal mécanisme de coordination et de régulation (via l’offre et la demande).
Dit autrement, dans un système capitaliste, on attend que des acteurs économiques — souvent privés — investissent leur capital pour produire des biens ou services, les vendre plus cher qu’ils ne leur ont coûté, et réinvestir une partie du gain pour continuer le cycle.
L’objectif de tout cela ? La croissance.
L’incitation ? Le profit.
La régulation ? La concurrence.
C’est une mécanique simple, mais puissante. Et c’est ce qui en a fait un modèle dominant à l’échelle mondiale.
Une naissance européenne, mais des racines anciennes
Le capitalisme n’est pas tombé tout seul du ciel, un beau matin de printemps. Il faut savoir qu’il s’est imposé progressivement, sur des décennies, à partir de l’Europe, entre le XVIe et le XIXe siècle.
Les prémices apparaissent dès la Renaissance avec l’essor du commerce maritime, les premières grandes banques et compagnies marchandes, les marchés financiers embryonnaires (comme à Anvers ou à Amsterdam).
On parle alors de capitalisme marchand, où l’enjeu est surtout de financer des expéditions, gérer des stocks, acheter moins cher et revendre plus cher.
Puis, avec la révolution industrielle au XIXe siècle, on passe à la vitesse supérieure : c’est le capitalisme industriel.
Machines, usines, prolétariat urbain, innovations techniques et accumulation de capital marquent une nouvelle ère. Les sociétés par actions, la bourse et les grandes banques modernes s’imposent par leur puissance…
Petit à petit, l’État devient l’arbitre de ce système, en garantissant la propriété privée, en fixant les règles du jeu et en intervenant plus ou moins selon les périodes. On appelle cela la régulation.
Le capitalisme devient alors un système global, structurant, qui modèle non seulement l’économie, mais aussi les rapports sociaux, les rythmes de vie, les valeurs dominantes.
Et aujourd’hui ? On parle parfois de capitalisme financiarisé, ou de capitalisme de plateforme, mais les fondements restent les mêmes : propriété privée, profit, marché, croissance.
Les critiques du capitalisme : de Marx à aujourd’hui
Karl Marx, pionnier de la critique structurée
Quand on parle de critiques du capitalisme, difficile de ne pas commencer par Karl Marx.
Philosophe, économiste, théoricien politique, il a été l’un des premiers à analyser le capitalisme comme un système, avec ses dynamiques internes, ses contradictions et aussi ses effets sociaux.
Dans sa lecture, le capitalisme repose sur une exploitation structurelle : les détenteurs du capital (les “bourgeois”) achètent la force de travail à un prix inférieur à la valeur que cette force produit (la “plus-value”).
Le profit vient donc d’un déséquilibre initial entre travail et rémunération.
Au-delà de cette critique économique, Marx pointe l’aliénation des travailleurs, réduits à des rouages dépossédés de sens et de contrôle sur leur activité.
Il annonce aussi des crises cycliques (de surproduction, de chute de la rentabilité, etc.) et une concentration inexorable des richesses. Une prophétie que certains trouvent toujours d’actualité… et que d’autres préfèrent éviter en changeant de sujet.
Mais aujourd’hui, force est de constater que le niveau des inégalités économiques, incluant dans nos sociétés occidentales, est à un “plus haut” historique. Jeff Bezos, Elon Musk, Bill Gates, et de nombreux autres en sont l’incarnation.
Les critiques du XXe siècle : socialisme, écologie, économie sociale
Après Marx, les critiques se diversifient.
Le mouvement socialiste tente de proposer un autre modèle, basé sur la planification, la propriété collective ou l’État-providence. Avec des fortunes diverses, selon les régimes et les époques. C’est d’ailleurs un mantra des pro-capitalistes : “le communisme, on a déjà essayé, vous avez vu la catastrophe que cela a été”.
Puis viennent les écologistes, qui remettent en question le productivisme du capitalisme : sa tendance à surexploiter les ressources naturelles, à transformer la nature en stock à rentabiliser, à ignorer les fameux “effets secondaires” (pollution, déchets, dérèglement climatique). Le capitalisme, disent-ils, externalise ses coûts : il pollue ici pour vendre là-bas, sans rendre de comptes.
De leur côté, les altermondialistes dénoncent les logiques de domination Nord/Sud, la financiarisation de l’économie, la perte de souveraineté des États face aux multinationales. Ils plaident pour une mondialisation “par le bas”, plus juste, solidaire, humaine.
Et au milieu de tout ça, l’économie sociale et solidaire (ESS) propose une voie concrète : coopératives (comme Fertilidée), mutuelles, associations et entreprises sociales tentent de concilier activité économique et utilité sociale, gouvernance partagée et redistribution.
Critiques contemporaines : inégalités, climat, perte de sens
Aujourd’hui, les critiques ne se sont pas calmées — au contraire. Elles se sont amplifiées, parfois radicalisées, mais aussi professionnalisées.
Le capitalisme est accusé d’être incompatible avec les limites planétaires, incapable de fonctionner sans croissance infinie, donc sans destruction continue.
Il serait aussi générateur d’inégalités croissantes, y compris dans les pays riches.
Sans parler du sentiment de perte de sens chez les salarié·es, de la montée des burnouts, ou de la colonisation de nos vies privées par les logiques de rentabilité et d’optimisation.
À cela s’ajoutent des critiques plus récentes autour du capitalisme numérique : collecte massive de données, surveillance généralisée, dépendance aux plateformes, transformation de l’attention humaine en marchandise…
Bref : le capitalisme fait face à des critiques multiples, anciennes et renouvelées, qui toutes pointent une tension majeure avec les objectifs affichés de la RSE.
Les ultra-riches : une question politique
Une concentration de richesse inédite
Aujourd’hui, quelques dizaines de personnes détiennent autant de richesse que la moitié la plus pauvre de l’humanité.
Jeff Bezos, Elon Musk, Bernard Arnault, Mark Zuckerberg, et d’autres milliardaires accumulent des fortunes de plus de 100, parfois 200 milliards d’euros, à titre personnel.
Il s’agit d’une conséquence directe du capitalisme, dont l’un des tenants principaux est l’accumulation de capital (sous diverses formes : actions d’entreprises, immobiliers, yachts et jets privés…).
Ces montants dépassent toute mesure rationnelle, et surtout : donnent du pouvoir.
Pouvoir d’achat, certes. Mais aussi pouvoir d’influence sur les politiques publiques, sur les normes fiscales, environnementales, sociales.
Pouvoir d’orientation des imaginaires (via les médias qu’ils possèdent ou les plateformes qu’ils dirigent).
Pouvoir de peser sur la régulation de leur propre secteur, voire d’y échapper totalement.
Quand la RSE devient un alibi philanthropique
Dans ce contexte, la RSE prend parfois une tournure paradoxale.
Certaines entreprises (Google, Amazon, etc.) adoptent des chartes éthiques, des labels verts, ou financent des causes sociétales… pendant que leurs actionnaires principaux pratiquent l’optimisation fiscale, exercent un lobbying intensif ou contournent les règles qu’ils prétendent soutenir.
On assiste alors à une externalisation de la responsabilité : les entreprises s’achètent une image “responsable”, pendant que les vrais leviers de pouvoir (flux financiers, arbitrages stratégiques, décisions structurelles) échappent à tout cadre démocratique.
C’est là que la critique de la RSE comme “pansement sur une jambe de bois” prend tout son sens : tant que les centres de décision sont entre les mains d’une minorité ultra-puissante, les engagements volontaires resteront souvent limités — ou instrumentalisés.
La RSE face au capitalisme : contradiction ou tentative de réforme ?
Ce que dit l’ISO 26000
Commençons par la version “officielle”.
L’ISO 26000, texte de référence non contraignant publié en 2010, définit la responsabilité sociétale comme la contribution des organisations au développement durable.
Elle propose 7 questions centrales à explorer :
Ce cadre encourage les entreprises à réfléchir à leurs impacts, à dialoguer avec leurs parties prenantes, à agir avec transparence, à prévenir les atteintes aux droits humains, à respecter l’environnement, etc.
Le tout sans obligation légale, mais avec une attente : que cela s’inscrive dans une logique volontaire, sincère, intégrée à la stratégie.
En théorie, c’est vertueux. En pratique, c’est là que les ennuis commencent.
Une tension structurelle
Car au fond, la RSE cherche à corriger les effets d’un système sans remettre en cause sa logique profonde.
Elle tente de concilier deux finalités souvent divergentes : la maximisation du profit à court terme, et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux à long terme.
Or, tout dans l’architecture du capitalisme incite à l’optimisation financière, à la réduction des coûts, à l’exploitation maximale des ressources, qu’elles soient humaines ou naturelles.
La RSE, dans ce cadre, peut rapidement devenir un simple levier d’image, un facteur de différenciation commerciale, voire un outil d’acceptabilité sociale, sans que rien ne change en profondeur.
C’est pourquoi certaines voix, y compris parmi les praticiens et praticiennes de la RSE, parlent de “cache-misère bienveillant” ou de cosmétique éthique.
Le capitalisme, ce caméléon indestructible
De nombreux auteurs — Naomi Klein, Razmig Keucheyan, Slavoj Žižek, ou encore les tenants de la “critique artiste” du capitalisme — décrivent le capitalisme comme un système extrêmement résilient, capable de digérer ses propres critiques pour en faire des arguments de vente.
On l’accuse de polluer ? Il invente le “green marketing”.
On lui reproche les inégalités ? Il crée des fondations philanthropiques.
On dénonce l’exploitation ? Il met en avant son “purpose”, sa raison d’être, et sponsorise des causes inclusives.
Le capitalisme se recompose sans cesse, en absorbant ce qui devait le limiter.
La RSE, dans cette logique, risque de devenir un dispositif d’adaptation, un peu comme les airbags dans les voitures : on roule toujours aussi vite, mais avec une illusion de sécurité. Ou comme un patch logiciel sur un système dont le noyau reste inchangé.
Vers une réforme de l’intérieur, ou une refondation radicale ?
Mais cela ne veut pas dire qu’il faille jeter toute la RSE avec l’eau tiède du greenwashing.
Au contraire, certains acteurs — notamment dans les PME, les coopératives, les structures de l’économie sociale et solidaire — font de la RSE un levier de transformation réelle : gouvernance partagée, relocalisation des achats, inclusion active, écoconception…
La question reste donc ouverte : la RSE peut-elle transformer le capitalisme de l’intérieur, ou ne fait-elle que le prolonger sous une forme plus acceptable ? Est-elle une tentative sincère de réforme… ou une diversion ?
Réponse, peut-être, dans la suite.
Que faire concrètement ? Pistes d’action pour les entreprises
1. Ne pas attendre la perfection pour commencer
Face à ce tableau un peu sombre, la tentation serait grande de conclure : “à quoi bon ?”.
Et pourtant, il existe des marges de manœuvre, concrètes, immédiates et accessibles même aux petites entreprises.
Car si on ne peut pas changer le capitalisme mondial seul, on peut agir dans sa propre sphère, sur ce qu’on contrôle réellement.
Première règle : ne pas viser la perfection.
Une démarche RSE n’est pas un trophée, c’est un chemin.
Et on peut très bien commencer petit mais sincère.
2. Des actions simples, accessibles à toutes les entreprises
Plus concrètement, voici ce que vous pouvez faire :
Mesurer vos impacts réels : sur l’environnement, sur les conditions de travail, sur les clients, sur les territoires.
Choisir des fournisseurs plus vertueux, ou à défaut, mieux les connaître. Par exemple, éviter les entreprises détenues par des multimilliardaires allergiques à l’impôt ! Voici une liste d’acteurs engagés.
Favoriser les mobilités douces : vélo, covoiturage, transports en commun.
Adopter une politique d’achats responsables, y compris pour la papeterie ou les goodies.
Améliorer l’inclusivité au sein de l’équipe, en adaptant les recrutements, l’accueil, la gouvernance.
Des dizaines de petites décisions quotidiennes peuvent déjà infléchir la trajectoire.
3. Et des leviers plus profonds, pour changer le système de l’intérieur
Mais si l’on veut aller plus loin, il est possible d’agir à un niveau plus structurel :
Changer la gouvernance : intégrer les salarié·es aux décisions, passer en SCOP ou en SCIC comme Fertilidée, partager le pouvoir et les résultats financiers de votre entreprise.
Questionner la finalité de l’entreprise : pourquoi on fait ce qu’on fait ? Pour qui ? Dans quelle logique de valeur ?
Réinjecter du sens dans l’activité économique : via une raison d’être, un projet coopératif, un engagement territorial.
S’ouvrir à la coopération plutôt qu’à la compétition : mutualiser, partager, co-construire.
Militer pour des règles plus justes : fiscalité, transparence, conditions de travail, écologie. La RSE peut aussi être politique. Le lobbying, ce n’est pas que pour les riches et pour des permis à polluer, cela peut être tout l’inverse aussi.
Ce n’est pas facile, ce n’est pas immédiat, mais c’est possible. Et c’est souvent là que les vraies transformations s’opèrent.